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Sentir avec les yeux

 

La frontière entre mon corps sensible et insensible

Je ne sens plus mon corps à quatre-vingt-dix pourcent, depuis le 17 août 1991, suite à un plongeon dans un lac peu profond, fracturant ma colonne vertébrale et sectionnant ma moelle épinière. La frontière entre mon corps sensible et insensible se situe à la naissance de ma poitrine et tel un cordon, ça m’entoure la cage thoracique supérieure jusque dans mon dos. Perchés au-dessus de cette lisière, ma tête, mon visage, mon cou, mes épaules sont devenus des récepteurs ultra-sensibles.

Sous la frontière, je ne perçois ni le chaud, ni le froid à la surface de ma peau, je ne me rends pas compte si une personne me touche une jambe, le ventre ou la main. La perception sensible du corps et la mobilité des membres supérieurs et inférieurs se traduisent différemment selon la hauteur de la fracture cervicale, dorsale ou lombaire et selon l’atteinte à la moelle épinière qui peut être compressée, sectionnée en partie ou en totalité. La mienne est totalement coupée au niveau cervical cinq, ayant comme résultat une paralysie de haut niveau.

Néanmoins, les picotements, la sensation de brûlure m’habitent constamment à différentes intensités. Suite à l’accident, ces étranges sensations étaient insupportables. Avec le temps on s’y habitue. Très longtemps et encore aujourd’hui, la danse a fait office de remède à mes douleurs neurogènes. Ma passion était telle que la douleur bifurquait vers le plaisir et la découverte de ma danse. Clairement, cette absence de douleur engendrée par la danse est résolument thérapeutique.

 

Sentir avec les yeux

Les sensations dans mon tronc et mes jambes sont diffuses, j’arrive toutefois à percevoir la charpente de mon corps, si celui-ci est dans une position inconfortable ou inhabituelle. L’alignement de ma colonne vertébrale est perceptible, un peu décalé en raison d’une scoliose. J’aligne ma tête, mon basin et mes jambes plus facilement en position couchée. Cette perte de sensibilité est contournée par un réflexe omniprésent chez moi : je sens avec mes yeux, en observant mon corps dans le miroir, en regardant le corps de mes partenaires en contact avec le mien. Et ceux-ci doivent porter un regard bienveillant sur moi, pour s’assurer que je suis en plein contrôle.

Mes premiers coups de roues en danse ont été ponctué d’expérimentations somatiques. S’éveiller à la conscience, au moment présent, prendre le temps de ressentir de l’intérieur, d’imaginer. Quelle meilleure façon d’appréhender le mouvement pour une personne tétraplégique, quelle liberté, quel meilleur chemin de visualisation pour éviter la passivité? Je découvrais simultanément que ma kinésphère réduite oblige les interprètes debout à s’approcher, à ajuster le niveau, la hauteur du contact pour devenir extension de mes mouvements. Puisque chaque partie du corps est influencée et reliée à une autre, mon corps s’innervait. Peu importe la lésion, le chemin de la mobilité trouve son sillon.

J’ai beaucoup travaillé cette conscience somatique en Laban-Bartenieff avec Valerie Dean et en Continuum Mouvement avec Linda Rabin. Pas étonnant, ces approches ont été expérimenté avec plusieurs individus qui avaient la polio, des inconforts physiques ou dans le développement moteur des enfants.

 

Une virtuosité à roulettes

Mon défi consiste à chercher la sensation de mon alignement, pour préserver mon équilibre et ne pas tomber sur le côté ou sur mes genoux, parce que je peux difficilement me relever seule. Je rééquilibre mon tronc de façon autonome avec la prise de crochets sur le fauteuil roulant, parfois aussi dans un mouvement de contact corps à corps avec mon partenaire, il redresse mon tronc avec son corps ou avec un crochet formé de son bras et du mien.

Après une séquence chorégraphique aux multiples tours, ma verticalité est si précaire que mon partenaire doit s’assurer avant de me laisser que mon axe est revenu au centre du dossier du fauteuil roulant. Plusieurs astuces assurent ma sécurité et la poursuite de la partition comme par exemple : dans une pièce d’une heure, je dois replacer mon bassin à quelques reprises, ce mouvement d’ajustement est alors intégré dans la chorégraphie.

La précision de mon port de tête alignée avec ma colonne vertébrale, la hauteur de mon focus, l’ouverture de mes épaules, l’élongation latérale de mon tronc dynamise ma présence, renforce mon interprétation. Considérant le rythme effréné de mes partenaires de danse sans handicap, je dois anticiper chacune de mes interventions dansées, mettre le frein sur mon fauteuil, offrir un crochet avec mon bras notamment pour arriver sur la musique, pour respecter l’angle du fauteuil roulant demandé. Dans la foulée des tours de fauteuil roulant et des bascules latérales sur une roue en cambré vers l’arrière, la virtuosité est présente, elle s’exprime juste autrement.

Voici verbalisée une partie du mystère  et du silence du corps de France évoqué par Sophie Michaud.